Critiques lauréates du film Valeur Sentimentale de Joachim Trier

Dans le cadre du concours Jeunes Critiques, mené cette année en partenariat avec Cahiers du cinéma, Première et Radio Phénix, six jeunes critiques issues d’universités et de grandes écoles ont été invitées à vivre le Festival de l’intérieur. Chaque jour, elles ont rédigé des critiques des films de la sélection, accompagnées par trois journalistes de renom : Bruno Cras, Thierry Chèze (Première) et Marcos Uzal (Cahiers du cinéma).

Le dernier jour, elles se sont penchées sur Valeur Sentimentale, le nouveau film de Joachim Trier. Leurs textes ont été soumis à un jury de professionnels.

Félicitations à Amélie Segura-Delelée et Kinda Luwawa, lauréates de cette édition !

Amélie Segura-Delelée

Valeur Sentimentale de Joachim Trier : briser les silences

Il est des maisons dont les murs parlent — pas à voix haute, mais par des portes qui claquent, des fenêtres closes, et des escaliers qui grincent plus que de raison. Dans Valeur Sentimentale, Joachim Trier donne à voir cette parole silencieuse, sculptant une œuvre où le décor se fait témoin et protagoniste d’une mémoire familiale fracturée, prise dans l’étau des schémas transgénérationnels. Le film s’ouvre sur le retour de Nora (Renate Reinsve) et Agnes (Inga Ibsdotter Lilleaas) dans la maison familiale en Norvège, après la mort de leur mère. Ce retour est une entrée dans un mausolée où tout semble figé, intact, mais où tout penche dangereusement. La maison, plus qu’un simple lieu, est un organisme vivant : ses murs fissurés portent la trace des secrets, des douleurs refoulées, des non-dits qui se transmettent sans qu’on sache toujours comment les nommer. Ce lieu incarne à lui seul le poids d’un héritage invisible, lourd de silences.
Au centre de ce dispositif familial se trouve Gustav (Stellan Skarsgård), père cinéaste vieillissant, qui projette de tourner un film autobiographique sur leur histoire. Ce projet, loin d’être un simple hommage, se révèle une tentative de réécriture unilatérale du passé. Un geste qui, sous couvert d’hommage, vampirise l’intime.
La maison devient alors le théâtre de cette lutte sourde entre le désir de protéger et la nécessité de confronter. Ce face-à-face avec le passé est avant tout un effort — celui de briser le cycle de la répétition familiale. Trier ne filme pas une réconciliation finale, mais une tentative d’auscultation, de compréhension. La rupture avec ce schéma ne passe pas par un acte spectaculaire, mais par une
lente déconstruction, une écoute patiente des fissures.
Renate Reinsve, exceptionnelle, incarne ce tiraillement. Elle vacille entre les rôles : sœur, fille, spectatrice, remplaçante. Elle se compare, se tait, tente d’exister dans l’ombre d’une sœur plus affirmée, d’un père qui recompose l’histoire sans elle. Dans cette famille, chacun cherche une posture : entre le silence et le bruit, entre le poids du passé et la légèreté feinte du présent, entre être soi ou n’être qu’un rôle assigné. On entend sans cesse les personnages s’interroger mutuellement, presque machinalement : « Ça va ? » Et à chaque fois, malgré le tumulte invisible, la réponse est oui — un oui qui masque autant qu’il affirme.
La figure du père est emblématique de ce combat. En magnifiant la beauté de ses filles, en écartant la douleur et le chaos, Gustav perpétue un récit esthétique, lisse, dans lequel la complexité des êtres est niée. Son choix de confier le rôle de sa fille à une actrice hollywoodienne, refusée par sa propre enfant, traduit une volonté de contrôle, une instrumentalisation du trauma familial à des fins artistiques, mais aussi une forme d’aliénation.
Au fond, Valeur Sentimentale est moins un film sur la famille qu’un film sur le récit. Celui que l’on se raconte, celui que l’on efface, celui que l’on impose. Joachim Trier, comme dans ses œuvres précédentes, manie le temps avec une élégance rare : il ne le découpe pas, il l’effeuille. Et dans cet effeuillage, il laisse apparaître la cicatrice — celle du souvenir, jamais complètement refermée.
Trier affirme avec une acuité douloureuse, que la mémoire n’est pas une archive mais un territoire mouvant, battu par les vents du désir, de la honte, du regret. Et que le cinéma, dans sa puissance évocatrice, peut être à la fois un miroir et une trahison, un exutoire et une prison. C’est là toute la beauté du film : ne jamais trancher, mais exposer. Non pas offrir une vérité, mais un éclat — épars,
douloureux, mais indélébile.

Kinda Luwawa

Entre les murs, les silences – Valeur sentimentale de Joachim Trier

Avant d’être un drame familial, Valeur sentimentale est le portrait d’une maison : une demeure bourgeoise, feutrée, où chaque pièce résonne d’échos du passé. Le film s’ouvre sur le retour de Nora (Renate Reinsve) dans la maison de son enfance, peu après la mort de sa mère. Elle retrouve son père, Gustav Borg (Stellan Skarsgård), réalisateur vieillissant, qu’elle décrit comme « très peu présent » et « alcoolique ». Celui-ci s’apprête à tourner un film inspiré de la vie de sa propre mère, Kristin, résistante torturée pendant la Seconde Guerre mondiale, qui s’est suicidée entre ces murs alors qu’il était enfant. Il propose à Nora d’en jouer le rôle principal. Elle refuse, frontalement. Rachel (Elle Fanning), jeune actrice américaine, la remplacera. Mais à mesure que le projet se déploie dans cette maison pétrie de culture et de non-dits, les lignes entre fiction et mémoire commencent à vaciller.
Une architecture de la mémoire
Joachim Trier transforme cette demeure en personnage central, axe gravitationnel d'un récit choral où se rejouent les douleurs qui unissent et désunissent une lignée. Car si la maison incarne la mémoire figée, chaque personnage lui oppose une manière différente de l'interroger. Leurs métiers révèlent tout de leurs stratégies : Agnès, la sœur historienne, reconstitue la vérité par fragments d'archives ; la mère défunte était thérapeute, croyait aux vertus de la parole pour réparer ; Gustav met en scène pour recadrer l'histoire ; Nora joue pour s'en extraire. Une fissure traverse un mur. Pas un accident, mais le symptôme silencieux d'un déséquilibre ancien, accepté comme fondation. Cette approche architecturale guide naturellement la mise en scène. Trier place sa caméra dans la maison comme s'il s'agissait d'un habitant de plus. Elle observe les vivants de l'intérieur, scande le passage du temps, révèle les territoires affectifs. Ce dispositif rappelle Here de Zemeckis, où une maison devient témoin muet de plusieurs époques, mais là où Zemeckis compose un poème spatio-temporel, Trier reste ancré dans l'intime.
L'art du non-dit
Cette intimité se traduit par une esthétique de la retenue. Tout se joue dans la finesse : celle des regards plutôt que des éclats, d’un silence qui vibre plus qu’un dialogue qui tranche. Trier privilégie les plans rapprochés, les micro-réactions, les dérobades. Ce n’est pas un film bavard : c’est un film d’écoute. Cette approche évoque Sonate d’automne de Bergman, pour ce duel affectif entre parent et enfant, cette intensité psychologique tissée de regards tendus et de mots suspendus. Comme chez le maître suédois, l’émotion affleure dans les marges : une gifle donnée en coulisses, une crise d’angoisse étouffée, une étreinte évitée. Les interprètes brillent dans ce registre feutré. Renate Reinsve, révélée dans Julie (en 12 chapitres), trouve ici un contrepoint plus grave. Elle intériorise colère et blessure avec une densité bouleversante. Elle Fanning incarne parfaitement l’intruse : un rien désincarnée, à la fois curieuse et déplacée, elle semble déjà absente de ce qu’on lui demande de jouer. Quant à Stellan Skarsgård, il est vertigineux en père blessé, ambigu, vacillant entre lucidité et aveuglement.
Le paradoxe de la création
Cette approche permet à Trier de refuser les figures univoques. Gustav n'est pas qu'un père défaillant, c'est un homme qui tente maladroitement de réparer par l'art ce qu'il n'a pas su protéger dans la vie. Nora n'est pas une simple victime, elle s'est construite dans l'opposition tout en exigeant une forme de reconnaissance. Ce jeu de correspondances atteint son paroxysme dans les emboîtements successifs du récit entre le film et le film dans le film réalisé par Gustav.
Cette confusion ouvre un paradoxe délicat. Nora affirme aimer son métier parce qu’il lui permet de « jouer un rôle », autrement dit, de se tenir à distance d’elle-même. Mais le jeu d’acteur, ne consiste-t-il pas justement à puiser dans sa propre vérité pour incarner une autre ? Gustav en est conscient : s’il insiste pour que sa fille interprète sa propre grand-mère, ce n’est pas seulement par attachement symbolique, mais parce qu’il devine en elle une mémoire souterraine, une blessure transmise. À travers cette mise en abyme, Valeur sentimentale interroge la fonction cathartique de la création. Créer à partir de ses blessures, est-ce guérir ou répéter ? Se raconter, est-ce se libérer ou risquer d’emprisonner les autres dans son récit ? Trier ne répond pas, mais installe ce trouble avec une finesse rare.
Reste que cette nuance a un prix. Le film, parfois, s’enlise dans sa propre retenue. Certaines scènes s’étirent jusqu’à diluer leur tension. Cette réserve, si elle confère au projet une sincérité indéniable, en limite aussi l’impact émotionnel. La structure gigogne aurait pu verser dans l’exercice de style ; Trier la préserve par une pudeur constante, mais l’on regrette qu’il n’ose pas davantage l’inconfort, là où Oslo, 31 août ou Julie (en 12 chapitres) n’hésitaient pas à heurter.
Le film s’achève sur une scène poignante : père et fille filment ensemble, loin de la maison. Le seuil est franchi. Trier n’élude pas les tensions, mais il ouvre la possibilité d’un geste commun, fragile et sincère celui où le cinéma, enfin, devient un lieu de rencontre.